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Natacha Nikouline

 

Belle Rive 1er juin – 18 juillet 2023 

 

Vernissage le jeudi 1er  juin à 18h

 

 

 

REVUE DE PRESSE 

 

Desideratio 

Natacha Nikouline

Octobre 2019 – Aulnay sous Bois

Photographies

« Et l’éclat des astres ? Que peut-on en faire, ici-bas ? Si les photographies de Natacha Nikouline se placent sous le regard du desideratio latin, ce n’est probablement pas pour choisir entre l’une et l’autre des étymologiques contradictoires du mot. Recherche de l’étoile perdue ? ou abandon de sa quête? Ici, c’est la dialectique elle-même qui importe. Sur un fond outrenoir, outrebleu, outrerouge ou en pleine nature, des objets familiers se détachent avec la netteté squelettique de leur lumière. Flacons de verre, masques mortuaires, fruits splendides, draps blancs, rosbifs, oiseaux morts. D’où viennent-ils ? Que font-ils là ? Vers où vont-ils ? Pourquoi se rencontrent-ils ? Chaque composition étonne, au sens courant et au sens fort, comme un coup de tonnerre. Les éléments jaillissent sur un puits sans fond de silence et de possibilité de sens. Ils ont l’éclat de la coupure. Le cadavre d’un oiseau est si sec qu’il ressemble à des arrêtes d’argent. Une main a beau être coupée, elle se présente à nous dans la tension hyperréaliste de sa vie, à fleur de peau, les veines en mouvement. Eclat des astres du désastre, ou peut-être des deux? L’œuvre nous fait entrer dans un espace où s’exhibe l’impossible, ce qui ne peut pas avoir lieu et pourtant se présente à nos yeux, entre insolence, douleur et gravité. Une racine qui ne peut pousser sur une table en bois, un drap qui s’en va danser avec le feu et l’eau. Natacha Nikouline approche alors la vérité des apories poétiques qui brûlent dans notre nulle-part intime. A chacun de traverser cette rétrospective «où l’aspiration de l’abîme fait rage(…) debout au cap du grand sommeil/ Ecartelé vivant déchiré de [soi]-même/ Centre en exil de tout ».

Hélène Fresnel, poète, critique d’art, agrégée de lettres modernes. Auteure du recueil Une terre où trembler, à paraître aux Editions de Corlevour en février 2020. Citation de Roger Gilbert Lecomte.

 

Prends mes yeux et crève-les.

« Prends mes yeux et crève-les.

Rien, dans ma funeste léthargie, n’eût pu me convaincre que j’allais contempler l’autre face de l’être. Rien, dans mon âme vacante n’eût pressenti les sourds tambours du sang qui allait marteler mes veines lorsque je fus confronté pour la première fois , les yeux voilés et hagards, aux photographies de Natacha Nikouline.

Capitale, une oeuvre ne l’est pas seulement parce qu’elle nourrit l’idée de perfection. Et la technique éblouissante, dont le travail de Natacha Nikouline témoigne, ne constitue qu’une sécurité factice pour le spectateur qui y chercherait le douillet confort des voluptés esthétiques. Le génie de Natacha a la force suprême de l’insubordination, bien loin de ceux qui prétendent se draper dans l’étendard de la subversion encouragée. Son art s’épanouit dans la « véracité des ténèbres ». Ses photographies nous entraînent, éperdus, dans la terra incognita des ombres et des cendres. Perfection des lignes, perfection des cadrages, maîtrise de la lumière, l’inflexible rigueur qui caractérise son travail est précisément ce qui permet à l’artiste toutes les audaces, celles de nous faire pénétrer dans ce que son art a de plus précieux, de plus caché, de plus « sien ». Il fallait bien cet art admirablement maîtrisé pour nous faire respirer la mort dans nos poumons, pour nous révéler l’envers du décor, que « chaque jour, vers l’Enfer, nous descendons d’un pas/Sans horreur à travers des ténèbres qui puent ».

En vérité, c’est au plus profond de nos tripes, dans l’essence de notre être le plus intime, le plus organique, « dans l’assourdissant bruit d’une terrible symphonie de la chair » qu’il faut aller chercher la beauté funèbre d’un art gravide d’une des grandes tragédies de l’Histoire et conséquemment d’une tragédie familiale qui donne la clé essentielle de la singularité de ce travail.

Descendante de deux familles illustres de marchands de Moscou, les Bakhrouchine et les Tchelnokov, mécènes, collectionneurs d’art et photographes, l’oeuvre de Natacha Nikouline porte, dans ses fibres les plus intimes, l’immense héritage culturel et artistique d’une Russie à jamais disparue. La Révolution d’octobre 1917 est passée par là, dispersant les familles de la bourgeoisie marchande et les condamnant , au mieux, à l’exil. Il faut imaginer la jeune Natacha passer une partie de son enfance dans l’atelier d’Irène Klestova, peintre et amie intime de sa famille. Il faut l’imaginer observer les gestes de l’artiste et n’en pas perdre une miette. Il faut concevoir l’impact et la puissance inspiratrice des peintures de Lev Tchistovsky, artiste contraint également à l’exil et dont les oeuvres couvraient les murs de la demeure familiale. Il faut réaliser l’importance capitale des photographies de Sergueï Vassilievitch Tchelnokov, arrière-grand-oncle de Natacha. Témoignage artistique et historique inestimable sur la Russie et l’Europe d’avant 1917 et dont la redécouverte récente , avec ses multiples rebondissements, a les profondeurs romanesques des plus grandes créations littéraires russes.

Des ondes médiumniques traversent les oeuvres de Natacha Nikouline. Il n’est que de contempler ses nues, sentinelles blafardes aux buissons entachés qui apparaissent comme une préfiguration de l’inéluctable pourriture. Il faut avoir été longuement confronté à l’une des photographies de Natacha pour en saisir la vibration interne, la surnaturelle incarnation. L’art, dans cette ultime dimension, est habité d’une vie autonome au point d’éprouver la certitude que ces nues, à face de spectres, vont nous pétrifier et anéantir toute nos certitudes dans une plongée au coeur d’un néant blafard et glacial.

Et les fleurs, si présentes dans les séries de Natacha, ne sont que d’autres spectres. Rouge et rose, morceaux écarlates de firmin roi, lambeaux de lingerie au bassin qu’elles colorent et souillent. Fleurs, sang de la bouche. Fleurs, créatures organiques, gonflées de pus, qu’on dirait sorties du jardin secret de Jean des Esseintes.

Oui, ils nous ont parlé, ces spectres ! Ils nous ont foudroyés. Ils ont bouleversé, « les nés fatigués me comprendront », de fond en comble notre regard. Ils nous ont déchiré, voués, pourpre mort, à ne plus jamais recouvrer la vue factice qui était la nôtre. « Prends mes yeux et crève-les »: ce sont les mots d’Octavio Paz , lorsque le poète nous révèle les « évidences de l’obscur ». Oui « Prends mes yeux et crève-les ». L’oeuvre de Natacha Nikouline m’a pris les yeux et les a crevés. »
Stéphane Baltazard

 

Le dernier or des étoiles perdues

« Le dernier or des étoiles perdues » (Georg Trakl) est le titre de l’exposition qui rassemble dans la galerie Valérie Delaunay l’œuvre de Natacha Nikouline. Photographe qui se soumet à la déclaration d’intention de « photographier les yeux fermés », elle ne perd pas de vue que l’acte photographique est de « traduire au plus près les rêves et les littératures intimes ». Elle a tout d’abord approché la lumière par le dessin et, par son passage à l’École des Gobelins dont elle sortira major, elle s’est assigné une technique précise de la mise en scène. Depuis son Hasselblad 500 CM qui fut son instrument de prédilection elle se dirigea vers l’usage de la chambre photographique qui demande maîtrise et précision. Le cadre de son œuvre est marqué par les peintres Lev Tchistovsky et Irene Klestova, proches de l’illustre famille moscovite Bakhrouchine, fondatrice du Musée du Théâtre dont elle est descendante.

Il faut trois coups au théâtre, deux coups pour la presse, un seul en photographie. Entrons donc, c’est un théâtre ici aussi, les scènes sont multiples et se déroulent dans le temps.

Ouverture et traces, ce sont sous ces deux signes que se joue le premier Acte de Mémoire. Acte dans lequel le temps long se marie à l’enfance si on en croit les travaux de l’historien Philippe Ariès, tout dans ces photographies le souligne. De ces enfants qui nous regardent depuis leur XIXe siècle et qui interrogent notre regard, il reste à peu près tout ; nous n’avions pas peu besoin de sciences, nous nous passions de tout. Et nos joies, et nos objets fétiches, et nos oublis, remontent à la surface sur nos traits, nous les reconnaissons si nous prenons patience de bien augmenter la lumière et les contrastes. Cette vielle histoire dont nous nous souvenons vaguement, qui est une vielle chanson cassée est en nous, nous en cherchons les paroles la bouche ouverte dans l’air, elles arrivent sur nos lèvres. Tous les journaux intimes partis au feu sont écrits dans l’Histoire, « parce que rien ne se perd jamais », tel que l’écrit Natacha Nikouline dans une de ses séries. Les histoires et l’Histoire en une, nous marchons sur nos propres traces. Et dans nos regards, dans nos souffles, dans nos actes, sont déjà écrits ceux d’après.

Deuxième Acte : celui des couleurs et des lumières. Sur beaucoup de ses photographies dont nous ne saurons trop rappeler les racines picturales, du noir minéral qui travaille en fond se lève des jaillissements sonores, le bleu d’un matin ou d’un souvenir, toujours un bleu d’eau ou d’air, le rouge d’une chair, des draps vifs ou bien nonchalants noués à des couleurs turbulentes. Parfois, l’or est de noir, et l’aplat un vertige. La lumière et la couleur sont des personnages réversibles, ainsi le troisième Acte :

Réversibilité des intentions et des gestes artistiques. La série des Mémento Mori, inspirée tout droit de l’école hollandaise sont des ressouvenances dont la transparence nous implore à vivre mieux, aujourd’hui. Et ce nouvel expressionnisme photographique nous propose une « Frise de la vie » telle que l’avait proposée Edvard Much. Vies dans la mort, retournements de mouvements artistiques et interversion des sentiments. Avec ses gestes picturaux Natacha Nikouline affranchit la photographie. Le nœud se desserre, le rideau s’ouvre, entrons, c’est un théâtre, les ombres en leurs avers y font un bruit de pierre qui rit en plein soleil.  »

 

Le festin nu

« Un miroir dans lequel l’oeil se noie, un bouquet de marié séché dont on sent qu’il pourrait tomber en poussière si, à nouveau, des mains s’en saisissaient, des fruits bleuis de moisissures pareilles aux lèvres de ceux dont la voix s’est tue, des carafes vides de toute liqueur, les mèches d’une chevelure qu’on ne coiffera plus, et des objets funéraires flottent sur une nappe blanche comme un linceul. D’où viennent ces objets ? Nous ne le savons pas. Et pourtant, nous les reconnaissons comme s’il fut un temps où ils avaient été nôtres. Ils flottent, épaves-fantômes dérivant sur une mer au-delà des mers dont on ne sait plus rien. Et nous les regardons, captivés, inquiets, sans même pouvoir penser de quoi ils sont précisément le souvenir.
Le fond de l’image est noir. Un noir épais. Car c’est cela qu’il y a, caché dans les rires et les conversations enjouées de convives qui se retrouvent autour d’une table richement décorée pour un repas de fête ; c’est cela qu’il y a au fond de ces objets que les familles se transmettent de génération en génération, reliques dont on ne sait que faire et sous lesquelles on finit par
s’ensevelir soi-même ; c’est cela qu’il y a derrière la toile blanche d’un tableau ou dans le viseur d’un appareil photographique dont on n’a pas retiré le cache ; c’est cela que nous avalons, par la bouche et les yeux, quand, nous gisons en nous-mêmes, à terre, laissés pour morts. ; c’est cela que nous rejoindrons, tous, un jour, derrière l’illusion que la réalité recouvre, pour pouvoir flotter, nous aussi, enfin, dans une nuit plus vaste que la vie, objet parfaitement inerte parmi d’autres objets parfaitement inertes, qui, eux, jamais ne nous feront défaut : un noir épais, un noir parfait, qui, chaque jour, goutte à goutte, infuse en nous, et se diffuse, lentement, imperturbablement toutes les couleurs dont nous nous parons et dont les autres nous parent n’étant que la
résultante de notre combat quotidien pour résister à la putréfaction.
A bien des égards, les corps, nus, anonymes, dépouillés d’eux-mêmes, désossés de leur identité et de leur assigna- tion sexuelle, et simplement, posés, à même le sol, devant un mur blanc, qui composaient la précédente période photographique de Natacha Nikouline étaient, eux aussi, des natures mortes. A découvrir, aujourd’hui, la série Memento Mori, on ne peut s’empêcher de
songer que Natacha Nikouline a longtemps travaillé comme photographe culinaire et gastronomique, travail pour lequel il s’agit de mettre en images, de façon aussi esthétique que rigoureuse et vivante, des plats qu’on doit immédiatement avoir envie de goûter.
Quelle ironie suprême que deporter donc, sur une autre scène, celle des photographies qui composent ce livre, une nourriture à l’envers, un somptueux repas de choses mortes pour des bouches mortes. Il serait vain d’essayer de rapprocher l’oeuvre de Natacha Nikouline d’une quelconque école photographique. Ses Memento Mori ont bien plus à voir avec les vanités hollandaises du XVIIe siècle, les poèmes d’un Georg Trakl, le décadentisme de Joris-Karl Huysmans ou les romans de Claude Louis-Combet qui, dès les premières photogra- phies de la jeune artiste, a su reconnaître la puissance de fascination de son travail. Enfant, Natacha Nikouline collectionnait, dans des flacons pharmaceutiques, des végétaux, de la terre, des larmes et du sang. On ne peut penser la figuration de la perte, du vide et de l’absence à l’oeuvre dans Memento mori sans confronter ces photographies aux tableaux des peintres russes Irena Kestova et Lev Tchistovsky et à leur histoire. Contrainte de fuir Moscou en 1917, au moment de la Révolution bolchévique, la famille de Natacha Nikouline trouva refuge en France où elle rencontra ce couple de peintres. Et c’est dans leur atelier, rempli de tableaux de fleurs et de natures mortes qui, pour la première fois, à l’occasion de cette exposition, seront montrés en France, à l’ambassade de Russie, des années après leur disparition, que la petite Natacha a trouvé, dit-elle, ses premières sources d’inspiration. Il y a, dit L’Ecclésiaste, « un temps pour toute chose sous les cieux ; un temps pour naître, et un temps pour mourir; un temps pour planter, et un temps pour arracher ce qui a été planté; un temps pour tuer, et un temps pour guérir; un temps pour abattre, et un temps pour bâtir; un temps pour pleurer, et un temps pour rire; un temps pour se lamenter, et un temps pour danser ».
Et l’on aimerait, de tout notre être, il est vrai, pouvoir y souscrire, en se persuadant que les Memento Mori de Natacha Nikouline sont des Memento Vitae qui indiquent qu’il faut jouir de l’existence et se hâter de vivre. C’était d’ailleurs, au XVIIe siècle, dans le monde très calviniste de la peinture hollandaise, la vocation première des Vanités. Mais la grâce énigmatique des
natures mortes de Natacha Nikouline, leur effrayante beauté, tient précisément en ceci qu’elles parlent d’un monde vide de Dieu où aucun objet n’est chargé d’une quelconque connotation religieuse. Masques mortuaires, reliques, ou ex voto s’offrent à nos yeux dans leur matité plate. Aussi les photographies de Natacha Nikouline ne se contentent-elles pas de nous rappeler que nous sommes mortels.
Elles font affleurer de la ténèbre une histoire plus infantile, plus nue et plus douloureuse : en nous, un jour, une catas- trophe a eu lieu. Une perte, un exil, qui ne peut s’appuyer sur aucune image antérieure, ne peut se soutenir d’aucun regard, ni même d’une cause autre que la figure,
impersonnelle, de la mort. »
Sarah Chiche / Ecrivaine et psychanalyste